« Les enfants d'Ulysse » par Aris Fakinos
L'ombre du passé lointain ! *
* Article publié le lundi 11 décembre 1989 dans le quotidien régional « Le Journal de Toulouse ».
Aris Fakinos, à l'âge de cinquante-quatre ans, est l'un des meilleurs écrivains grecs contemporains, disent les lecteurs avisés. Il écrit en grec, est traduit en français et à l'étranger. Enseignant né à Maroussi, au cœur de l'Attique, il dut en 1967 fuir, vers la France, la dictature des colonels. Dès lors, journaliste et homme de radio, il s'employa à poursuivre son œuvre littéraire, riche de onze titres. Son dernier roman raconte l'histoire d'un jeune garçon qui grandit dans une Grèce qui bouge, qui se bat, qui se déchire, qui perd ses hommes. En ponctuation, la longue attente d'Ulysse, roi d'Ithaque et de ses compagnons attendant dans le cheval de bois l'opportunité d'entrer dans Troie assiégée. L'enfant, allaité au merveilleux, fait une analogie entre les héros des combats légendaires de l'Antiquité et ceux de 1940 et de la guerre civile qui s'ensuivit. Un témoignage étrange comme un hommage avec une pudeur sans pareille. Des silhouettes bienveillantes : Antonis, vieux menuisier et Athéna, belle résistante.
Aris Fakinos : une conscience venue de l'Antiquité (photo Manuel Vimenet) |
Journal de Toulouse : souvent est évoqué l'existence d'un roman dans le roman, comme une vogue. Bien souvent l'impression d'un style fabriqué mais là, aucune facilité n'apparaît. Au contraire, la certitude que vous avez dû "dégraisser" pour donner plus de force...
Aris Fakinos : c'est un bouquin qui, non seulement m'a pris beaucoup de travail mais en plus... pour la première fois, il m'est arrivé, pour avoir une page définitive par exemple, d'avoir écrit dix ou douze fois au moins... chaque page. Et toujours avec la même hantise : dégraisser, enlever, manier le ciseau, quoi ! Ça vient tout seul... Si l'on a des choses à dire, il vaut mieux ne pas l'habiller avec des fanfreluches. Pourquoi ? Parce que je voulais que ça soit le plus sobre possible. Je pense que quand on est sobre, on est fort... sans faire un effort pour cela. En plus, je voulais éviter le piège de commenter les choses, d'une part... et de me lamenter aussi. Comme les évènements que je raconte sont des évènements très graves : la guerre, le massacre... tout ça, je ne voulais pas faire encore un livre sur la guerre, le massacre mais sortir de là ce qui est le plus important : la fin d'un monde et l'arrivée d'un nouveau qui est terrible ! C'est à dire la rencontre du monde moderne, qui a commencé pour moi en 1940, avec la guerre et la fin de l'ancien monde grec. Car la Grèce, à cette époque là, vivait pratiquement encore avec l'esprit de l'Antiquité... Nous, en Grèce, quand on a vu des Allemands débarquer pour la première fois, ce n'était pas les Allemands qui arrivaient seulement mais un autre monde... carrément ! De toute façon, même aujourd'hui, on sait très peu de choses sur la Grèce. En 1967, arrivé en France, je voulus écrire le "livre noir de la dictature anglaise" mais, en farfouillant dans les archives, je ne trouvais rien de ce qui se passait alors. À l'époque, la Grèce faisait partie de l'Alliance Atlantique et il était difficile, pour l'Occident, de parler d'une guerre civile où l'on se battait entre gens de gauche et gens de droite. Dans un pays occidental, le maître-mot de la guerre froide, c'était quoi ? Chez nous, c'est le pays de la liberté et chez eux (à l'Est), c'est le chaos. Or, dans ce camp de la liberté, c'était la pagaille ! Il y avait une guerre civile qui a coûté à la Grèce pratiquement un demi-million de morts. Hallucinant ! On ne savait pas comment justifier cela. On avait honte, aussi d'admettre que la Grèce, juste après la Libération, fut occupée par les Anglais... de dire que les mouvements de résistance se virent interdits de participation au Gouvernement.
J. de T. : malgré la volonté de narrer des faits historiques, vous avez su garder une véritable fraîcheur littéraire...
A. F. : mon objectif était de montrer aux gens, à moi-même d'abord, quelles étaient les conséquences de ces évènements... et pourquoi il y a des milliers de grecs qui sont complètement paumés, qui sont exilés à gauche... à droite. J'ai voulu montrer que la Deuxième Guerre Mondiale, la guerre civile étaient notre entrée dans le monde moderne... et que nous avions vécu, bien avant, des situations que l'Occident est entrain de connaître. Pourquoi l'Occident ? Parce que, pour moi, la Grèce n'est ni l'Occident ni l'Orient, c'est la Grèce ! Sur le fil du rasoir. J'ai voulu rester littéraire car l'écrivain, au contraire de l'historien, raconte les conséquences des évènements et l'émotion. L'Histoire a toujours été faite par les Grands... pour les Grands. Voilà le travail qui était à faire : parler de celui qui a fait l'Histoire, de l'inconnu qui s'est battu, du petit Caporal. Vraiment !
J. de T. : vous aviez un père formidable, un vrai philosophe. Il a une phrase terrible parlant de la Grèce : « Avec un peu de chance, on n'aura plus affaire à des conquérants mais seulement à des protecteurs. En somme, de l'état d'esclaves, on passe à celui de putains ».
A. F. : il n'avait pas tort quand on voit ce qui se passe aujourd'hui... Mon père était fondamentalement un pessimiste. Chaque fois que nous lui disions : « Mais pourquoi ne crois-tu pas qu'après la guerre, ça sera mieux ? ». Il répondait : « Mais pourquoi ça sera mieux ? Du moment où l'Histoire, que nous avons derrière, est plus longue que celle que nous avons devant nous, très probablement ». Il avait une Histoire de trois mille ans derrière lui. Rien ne lui laissait supposer que l'Homme serait meilleur dans l'avenir. La bombe atomique, pour lui, fut le signe d'un début de la fin. Même chose quand il vit les photos de camps de concentration, en Allemagne. Tous nos ancêtres, Platon et les autres, nous montrèrent qu'il existe plusieurs chemins : le Bien et le Mal, l'Homme a choisi le chemin du Mal. Quand on voit ce qui se passe aujourd'hui... mon père avait bien vu. Il ajoutait que, quand il y aurait du progrès, l'esclavage que nous vivons changerait de forme... La Grèce fait tout le temps du tourisme. Mais c'est quoi ? C'est comme si vous ouvriez votre maison aux voisins, aux gens qui passent en leur disant : « Viens voir ! J'ai une belle maison... ». Les gens viennent et en partant vous laissent, dans une assiette, des sous. On vend quoi, nous les Grecs ? On vend les antiquités, le soleil et la mer.
J. de T. : j'ai été ému de voir les sacrifices qu'il avait choisi de faire, pour permettre à son fils d'apprendre, d'étudier.
A. F. : il avait cet espoir. C'est pourquoi, lors d'alertes à la bombe, quand ma mère essayait de sauver, je ne sais pas moi... la bouffe, un ou deux meubles, je ne sais pas quoi... lui, prenait un drap, courait à la bibliothèque, prenait tous les bouquins qu'il pouvait... pour les mettre à l'abri. Parce qu'il disait qu'ils étaient l'expérience des autres, la sagesse des autres, et qu'il fallait conserver cette sagesse. Il me disait souvent : « A quoi sert-il de savoir lire si on n'utilise pas la sagesse qui est dans le Livre pour avancer dans l'avenir ». Ce qui m'étonne aujourd'hui, c'est que l'on redécouvre que la Terre est ronde ! On apprend aux femmes comment accoucher, c'est extraordinaire ! Comment bien manger... On a perdu le contact avec les traditions. Les vieux ne nous parlent plus car on les enferme dans les hospices. C'est comme si vous preniez un livre et le jetiez dans une cave. On refait des conneries qui ont déjà été commises alors que... d'avancer c'est faire des conneries inédites, au moins. Ne pas tomber dans le même trou ! C'est consolant. Mon père me disait : « Si tu étais un chat, je t'aurais appris comment attraper des souris, si tu étais un chien comment ronger un os. Tu n'es ni chat, ni chien... tu es un homme, je dois t'apprendre à vivre avec les hommes ». Propos recueillis par Patrick Besset.
« Les enfants d'Ulysse » d'Aris Fakinos, traduit du grec par Roselyne Majesté-Larrouy au Seuil - 187 pages, 85 francs.
Aris Fakinos s'est éteint des suites d'un œdème pulmonaire, le 3 mai 1998 à Montreuil (93). Il nous laisse une œuvre remarquable, majoritairement traduite du grec par sa compagne Roselyne Majesté-Larrouy et publiée chez Fayard et au Seuil.
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