Sur l'écran, j'ai vu naître, se mouvoir, parler, dépérir, s'éteindre... les personnages que j'avais imaginés avec une criante humanité, magnifiés par un mysticisme étrange qui me bouleversait. Et quant à la musique baroque, elle me fut révélée dans toute sa subtile ampleur.
Guillaume, presque encore adolescent, emplissait l'écran à chacune de ses répliques, totalement en harmonie dans son jeu d'acteur, montrant une facilité déconcertante qui me tira des larmes, devant un Sainte-Colombe quasi divin, un Jean-Pierre Marielle habité par la grâce. Guillaume résonnait à l'unisson de la musique, tel un diapason...
Vous l'aurez compris, ce film est pour moi autant précieux qu'est indispensable la possession du roman dans ma bibliothèque... j'ai déposé dans mon panthéon artistique personnel le roman et la cassette VHS, que j'offris à une amie peu après après en avoir acquis le DVD.
Je fus par la suite quasiment rendu obsessionnel à suivre le parcours d'Anne Brochet, à la raphaélique beauté, et celui de ce Guillaume ahurissant que j'avais alors deviné être destiné à une gloire certaine mais en aucun cas, je ne lui avais prêté un destin d'Icare. Comme tant d'autres, je fus écorché devant la litanie de ce qui me sembla être de stupides frasques et des excentricités excessives, ignorant tout de sa souffrance, de son périlleux chemin de vie... je devinai plus tard, au détour de bribes scabreuses livrées en pâture par la presse scandalisée et la presse à scandales, que l'acteur bravache et l'homme fougueux devait cacher une âme torturée, que les propos incohérents entendus à la télévision devaient être ceux d'un artiste génial criant une faim sans fin d'un amour paternel trop chichement offert ou trop maladroitement tu. Et au fil des années, au fil de sa jeunesse qui s'érodait, j'osais croire pour lui en une rédemption, en un droit reconquis de vivre enfin heureux, reposé, en paix recouvrée.
Je n'avais pas imaginé un seul instant que le plus beau des tombeaux est le coeur des amis comme l'a dit Sénèque et tel que le rappelle Pascal Quignard...
Trop tôt, je suis contraint d'accueillir Guillaume Depardieu dans le mien, pour le reste de mes jours à vivre. Séchons nos larmes... à trop ourler sa conscience devant l'immanence, on court le risque de découdre sa raison...
Et tous les matins du monde... sont sans retour.
- Voici un extrait du long entretien du 26 mars 2010 accordé par Alain Corneau à Geneviève Winter et Caroline Dinet, sur la relation entre le cinéma et la littérature... et publié dans « Tous les matins du monde - Pascal Quignard / Alain Corneau », collection « Connaissance d'une œuvre », Bréal.
G. Winter et C. Dinet. – Comment adapte-t-on un roman ?
A. Corneau.
– On croit souvent - y compris les critiques - que l'adaptation d'un
roman au cinéma consiste seulement à en transposer l'histoire. C'est
plus que réducteur! Le plus important consiste à répondre par des choix
de metteur en scène à des questions passionnantes: pourquoi le roman
fonctionne-t-il? Comment faire pour que ce soit également le cas dans le
film? Le défi est avant tout formel, ce qui explique que je n'adapte
pas tous les romans de la même manière. Pour « Tous les matins du monde »,
il a fallu travailler sur la représentation de la musique au cinéma.
C'est une question très difficile qui suppose une grande modestie: il
faut éviter de la représenter de façon picturale ou illustrative avec
des plans rapides quand la musique va vite et inversement. J'ai donc
fait le choix, qui n'a pas été facile à tenir, de plans fixes.
G. Winter & C. Dinet. – Comment travaille-t-on avec des écrivains, Pascal Quignard, notamment ?
A. Corneau. – J'ai eu la chance de collaborer avec de grands écrivains selon des
modalités différentes: Daniel Boulanger, homme de lettres polyvalent,
déjà scénariste, a abordé le vrai polar avec moi. Ma rencontre avec
Georges Perec, à l'époque où il était totalement méconnu comme écrivain
et vivait de mots croisés, a été exceptionnelle: sa culture et sa
capacité de création verbale prodigieuses le prédisposaient au cinéma.
Sa disparition précoce nous a privés de belles réalisations. À l'opposé,
l'univers d'Antonio Tabucchi reste littéraire: il m'a autorisé à
adapter « Nocturne indien » mais n'a pas participé au scénario dont il a accepté seulement de relire les étapes.
L'aventure de « Tous les matins du monde » est unique: j'avais déjà discuté de mon projet sur la musique avec de
nombreux écrivains ou scénaristes, sans succès. Grâce à un autre
écrivain scénariste, mon ami Louis Gardel, j'ai alors rencontré
Quignard. Il m'a d'emblée suggéré de délaisser la lumière de Versailles
pour me tourner vers l'obscurité, les jansénistes, les rebelles, les
oubliés, en somme. Le contraste entre le musicien Marin Marais et son
maître, l'austère Sainte Colombe, s'impose alors très vite. Le sujet
intéresse tant Pascal qu'il décide d'en faire un roman - il dit ne pas
savoir écrire un scénario. Séduit moi-même par cette histoire de
relation entre un maître et son élève, je crains que le projet n'aille
pas plus loin. Quelques semaines plus tard, Pascal Quignard m'envoie
pourtant son texte et me laisse libre d'en faire l'adaptation. [...]
G. Winter et C. Dinet. – Comment s'est construit le scénario ?
A. Corneau.
- Très vite, j'ai l'idée d'ouvrir le film sur Marin Marais vieillissant
racontant sa vie passée. Non seulement cette narration en flash-back
donne au film sa cohérence narrative mais l'ajout de cette scène
initiale permet d'introduire le récit à la première personne. Elle
justifie la seule voix off possible, celle de Marin Marais: c'est une
voix « d'époque », non « maquillée ». Dans ce prologue où les phrases
s'enchaînent, le visage de Gérard Depardieu, est filmé en gros plan,
instaurant un doute dans l'esprit du spectateur: et si cette histoire
relevait de la pure imagination de Marin Marais? Sans cette distance
créée par le « je » fictionnel, j'aurais eu peur que la langue du roman
n'apparaisse ampoulée et risible... [...]
G. Winter et C. Dinet. – Au-delà du duo maître-élève, il y a souvent, dans vos films, une relation père-fils qui se profile. Comment l'expliquez-vous ?
A. Corneau.
- Parce que c'est pareil ! Sur le plan thématique, j'entends. Pas dans
la vie, évidemment. Plusieurs de mes films mettent en scène cette
filiation: dans « Fort Saganne », d'abord, bien que le père ne soit pas le vrai père; dans « Stupeur et Tremblements »,
ensuite, dans la mesure où la méchante Japonaise ouvre son propre
destin à l'héroïne sous l'aspect d'une dominatrice; et aussi dans mon
dernier film, qui sortira le 18 août 2010, « Crime d'amour », où,
pour la première fois, cette relation quasi filiale dans laquelle la
femme la plus âgée manipule la plus jeune tourne mal. C'est un thème
récurrent - au même titre que la conquête d'une identité personnelle,
très présente dans mes films - dont je ne prends conscience qu'après
coup. [...]
G. Winter et C. Dinet. – « Tous les matins du monde » aura vingt ans en 2011. C'est devenu un classique. C'est aussi un de vos films préférés. Pourquoi ?
A. Corneau.
– À cause de la musique que je voulais mettre au cœur d'un film depuis
longtemps. Et puis également parce que cette envie très personnelle
s'est muée en œuvre collective avec Jordi Savall et Pascal Quignard sans
qui il n'y aurait pas eu de film.
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